Des arts libres dans une société à la dérive

Publié le par lerepondeur

 

Les libertés artistiques sont profondément ancrées dans les libertés consacrées dans les textes fondamentaux des démocraties libérales : libertés de conscience, de pensée, d’opinion, de réunion, d’association, d’aller et venir mais aussi du travail et du commerce. Toutes ces libertés sont loin d’être absolues.

L’article 4 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 énonce ainsi « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. ».

Or il n’existe pas de lois, pas de droit sans Etat. Pas de lois sans une organisation politique qui prévoit les procédures d’élaboration, de vote, de mise en application de ces règles. Un État, c'est un gouvernement, une population, un territoire, et c'est une capacité à entrer dans une relation diplomatique. « l'État est une corporation à base territoriale » disait le Doyen Hauriou au début du XXème siècle. Corporation qui a évidemment une conception particulière de l’ordre public.

L’ordre public, pour un pays donné, à un moment donné, est un état social dans lequel la paix, la tranquillité et la sécurité publique ne sont pas troublées. D’après le code napoléonien1, c’est une norme impérative dont les individus ne peuvent s’écarter ni dans leur comportement, ni dans leurs conventions. Cette norme, exprimée ou non dans une loi, correspond à l’ensemble des exigences fondamentales (sociales, politiques, etc.) considérées comme essentielles au fonctionnement des services publics, au maintien de la sécurité ou de la moralité, à la marche de l’économie, ou même à la sauvegarde de certains intérêts particuliers primordiaux.

Essayons de définir plus précisément deux composantes de l’ordre public que défie régulièrement la liberté artistique : les bonnes mœurs et la tranquillité publique.

Les bonnes mœurs sont des comportements conformes à la moralité publique. Le juge, oracle des mœurs, appréciera de façon discrétionnaire, le contenu coutumier et évolutif de ces bonnes mœurs, relatif surtout à la morale sexuelle, au respect de la personne humaine et aux gains immoraux. Force est de constater que dans nos sociétés, le contenu de ces bonnes mœurs à tendance à se réduire sous la pression de la chosification et de la marchandisation du vivant. Toute tentative de dénonciation par l’art de ces dérives ne sera tolérée que si elle ne trouble pas la tranquillité publique.

La tranquillité publique est un élément de paix sociale (de bon ordre), un aspect de l’ordre public, qui constitue l’un des objets de la police administrative. Ainsi en France, « les rixes et disputes accompagnées d’ameutement dans les rues », les « bruits et rassemblements nocturnes qui troublent le repos des habitants ».2

L’artiste, par son activité même, est donc cerné et sans cesse menacé de répondre de ses actes devant l’oracle des mœurs et de la tranquillité publique. Cerné, il est bien souvent condamné à n’être que le bouffon muselé dans les grands théâtres nationaux de nos démocraties libérales, préservant ainsi la tranquillité et les bonnes mœurs.

Et pourtant il existe un motif d’espoir, de s’affranchir de cette muselière et du contrôle du juge.

En effet, la mondialisation avec l’importance des flux transnationaux, des ordres inter et supranationaux et la virtualisation des interactions sociales font que la notion de territoire (dans laquelle nos sociétés et l’arsenal juridique qui les caractérise sont organisées) évolue et s’affranchit peu à peu de la géométrie euclidienne dans laquelle nos Etats Nations gardent leur toute puissance.3

Un territoire transnational, anational, virtuel, est en train de se dessiner. Le territoire n’est donc plus seulement un territoire défini, ni géographique, c’est un territoire dans l’esprit des gens.

L’artiste doit partir à la conquête de ce territoire.

Le Neue Slowenische Kunst4 est une de ces expériences qui permet à chacun d’obtenir un passeport et d’adhérer à une république virtuelle d’artiste.

Le NSK a eu tellement de succès que certains réfugiés en 2006, essentiellement des nigériens, sont parvenus, en obtenant ces passeports en ligne, à fuir leur territoire pour tenter de rejoindre l’Europe .

 

Le NSK ne se définit pas lui-même comme une micro-nation mais plutôt comme un État conceptuel, un État dans le temps. En France et en Belgique francophone on connaît le Groland, on connaît un petit peu moins la République du Saugeais, dans le département du Doubs, république constituée en 1947. Il y a aussi le State of Sabotage créé par Jelinek.

 

 

« Pour que la société change, il faut un changement radical dans les intérêts et les attitudes des êtres humains. La passion pour les objets de consommation doit être remplacée par la passion pour les affaires communes. »5

 

Il est donc temps de partir à la conquête de ces nouveaux territoires et de s’affranchir des contraintes, des valeurs de notre société à la dérive.

 

 

Eric Hertzler, proffesseur de droit

 

 

1 Article 6.

2 Code des communes, article L 1312.

3 Michel Serres, Conférence-Débat du 20 janvier 2011, Etats généraux du Renouveau, Grenoble, 2011.

4 Neues http://www.nskstate.com/

5 Cornélius Castoriadis, Une société à la dérive, Entretiens et Débats 1974- 1997, Points, collec. Essais, p. 27.

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