L'artiste : objet commercial ou sujet de la contestation ?

Publié le par lerepondeur

Si la crise du drame, au début du siècle, a impliqué une adaptation à un environnement particulier, c’est-à-dire trouver des formes dramatiques adaptées à des contenus que des auteurs comme Ibsen ou Maeterlinck cherchaient à faire évoluer, la crise actuelle pourrait être la nécessité, pour l’artiste, de trouver des solutions à des contraintes, des systèmes pouvant faire obstacle à son expression et à sa véritable fonction dans la communauté humaine : contester la fatalité de l’état du monde. Mais, aujourd’hui, quel pourrait être cet environnement particulier auquel l'artiste a à se confronter ?

L’environnement politique :

L’art se noie dans la culture qui, elle-même, se dissout dans la communication et marque sa dépendance à l’argent alors que, dans le même temps, « l’état a tendance à faire des jeunes artistes des agents de la société ayant pour mission de produire, dans des institutions rentabilisées, des objets-spectacles dénommés sans complexe “produits culturels »1 ?
Un axiome qui a des répercussions sur l’utilisation de la langue par la politique culturelle et ses représentants, mais aussi pour l’artiste et sur le sens et la fonction que les mots remplissent : l’adjoint à la culture de Marseille parlant de baisser les subventions des associations « peu performantes »2, terme étroitement lié à un vocabulaire économique ou, à l’inverse, le mot “révolutionnaire”, associé à “produit” dans des campagnes de publicité multiples et variées, perd ainsi son impact et sa connotation historique pour devenir un terme de promotion marketing. Tout un champ syntaxique, plus proche du vocabulaire économique que de celui de l’art, s’impose à l’artiste comme au citoyen et dans tous les domaines. Ainsi les mots choisis par l’artiste pour parler de son art ont considérablement évolué depuis ces dernières décennies et il est de plus en plus amené à utiliser des mots comme projet, budget, dossier, entrepreneur du spectacle, plan de diffusion pour communiquer efficacement avec les structures habilitées à aider et à soutenir la création. Le mot spectacle est préféré à celui d’oeuvre. Cette évolution du langage, rentrée dans les moeurs, a elle-même des répercussions sur la relation que nous entretenons à l’art, avec l’oeuvre, de cette manière dé-considérée comme une marchandise et où le public devient « de moins en moins disponible aux oeuvres et de plus en plus disponible au “buzz” et autres formes du marketing. » 3
Cette attitude a bien évidemment des raisons idéologiques pour une démocratie qui base son bonheur sur l’exclusion du reste du monde et cherche, ainsi, à créer une culture de la distraction, du confort, excluant toute possibilité de voir la réalité en face afin de refouler les problèmes qui pourraient nous empêcher de simplement consommer. Un public coupé de ces racines historiques, livré à l’oubli et à la perte de mémoire. Et où, comme nous l’avons vu, les artistes et les représentants de la politique culturelle contribuent eux-mêmes à créer un art aseptisé, de l’événement, marchand :

« On produit de la culture jetable. On produit de la littérature, de l'art jetable après usage et, ainsi, le plaisir disparaît de la production artistique. Les théâtres (dans l'Europe de l'Ouest) sont là comme un trou, un vide qu'il faut remplir. On a peur que le trou devienne visible. C'est seulement cet horror vacui qui soutient les programmations et fait fonctionner toute l'entreprise théâtrale. »4

L’environnement spéculatif

« Le spectacle est l’héritier de toute la faiblesse du projet philosophique occidental qui fut une compréhension de l’activité, dominée par les catégories du voir ; aussi bien qu’il se fonde sur l’incessant déploiement de la rationalité technique précise qui est issue de cette pensée. (...) C’est la vie concrète de tous qui s’est dégradée en univers spéculatif. »5

Le théâtre spécule, l’artiste spécule sur ses actions culturelles pour pouvoir augmenter la cote de son projet et récolter financements et notoriété. Car il faut spéculer pour pouvoir exister et l’art devient un sport de compétition : il s’agit de savoir qui « va sauter le plus haut, le plus loin »6 et qui méritera la reconnaissance de l’Etat. Il faut savoir surprendre le directeur de théâtre qui n’a pas de ligne artistique mais un gros appétit. Ainsi Müller, à une question d’un journaliste qui lui demande où il souhaiterait voir monter ces pièces, ironise à ce sujet et dit : « J’aimerais monter Macbeth au sommet du world Trade Center ; le public assisterait à la représentation dans des hélicoptères. »7.
Mais cette dérive spéculative (spectaculaire) ne se limite pas à la sphère politique de l’Europe, elle inonde le monde : mouvement impérialiste où le spectacle « est le coeur de l’irréalisme de la société réelle »8, allant jusqu’à faire de la révolution elle-même un moteur de cette comédie où les figures politiques (et les artistes) deviennent eux-mêmes des personnages publics.


L’environnement médiatique

« Ennuyeuse, l’observation ? Jamais ! C’est sa déformation qui est ennuyeuse » a noté Elias Canetti quelque part et Jacques Derrida parlant, à ce sujet, d’artefactualité9: à savoir la condition de déformation de l’information lors de ses frayages dans l’espace médiatique.
A cet environnement politique, spéculatif, se rajoute, ainsi, un environnement médiatique. A ces évolutions de la langue et de la culture en lien avec l’organisation d’une société, se rajoute un piège d’ordre didactique incarné par les médias et faisant de l’auteur, “une machine à écrire” alimentant “les ordinateurs en informations”.
Et si les médias se référent souvent aux valeurs humanistes10 (fondées sur la capacité de déterminer le bien et le mal par le recours à des qualités humaines universelles - en particulier la rationalité) pour déterminer la valeur d’une oeuvre, ces prismes d’interprétations sont volontairement simplistes : il s'agit de « catégoriser (l’oeuvre) et c’est une mise à mort. »11 
Ainsi émerge, pour nombres d'artistes, la nécessité d’échapper à une analyse psychologique ou narrative impliquant que, dès que l’auteur formule son intention, elle est « immédiatement récupérée. Et il faut faire absolument le contraire. » 12
Traumatisme de la récupération né avec la propagande de Joseph Goebbels, pour lui, « l'idéal, c'est que la presse soit organisée avec une telle finesse qu'elle soit en quelque sorte un piano sur lequel puisse jouer le gouvernement. » Son ministère ayant régenté et censuré la presse écrite, la radio, le cinéma, l'art et dont, sous son impulsion, les moyens modernes de communication se sont mis en place puis considérablement développés (comme la télévision apparue en 1935). « Renverser la dictature de la simplification disjonctive et réductrice » dit Michel Cassé dans ses entretiens avec Edgar Morin, Enfants du ciel. Entre vide, lumière, matière. Cela pose, bien évidemment la question de l'impact de l'art, et de sa diffusion au plus large public possible dont les médias sont les principaux garants, marquant la conviction d'un auteur comme Müller que « la culture doit naître et se développer de manière régionale »13 pour éviter de perdre son identité :

« Utiliser le théâtre pour de tous petits groupes (pour les masses, il n’existe plus depuis très longtemps), afin de produire des espaces d’imagination, des lieux de liberté pour l’imagination - contre cet impérialisme d’invasion et d’assassinat par les clichés et les standards préfabriqués des médias. »14 (par F. D., suite au prochain numéro)

1 Régy claude, « L’ordre des morts », éd. Les solitaires intempestifs, Besançon, 1999, p.14.
2 Article de Michel Henry , Marseille capitale en mal de capitaux, Libération du jeudi 23 juillet 2009
3 Stiegler Bernard, Entretien, propos recueillis par Agnès Santi, in La terrasse, Hors-série Avignon en scène(s) Juillet 2009, p. 22.
4 Müller Heiner, « Je voudrais voir Brecht au Peep Show », entretien avec Franck M. Raddatz, in Fautes d’impression Textes et entretiens, L’arche, 1991, p. 108.
5 Debord Guy, « La société du spectacle », Ed. Buchet-Chastel, Paris, 1967, rééd. Gallimard, Paris, 1992, et folio, 1996, p. 23-24.
6 Müller Heiner, « Je chie sur l’ordre du monde.», in Erreurs choisies, Paris, L’Arche, 1991, p. 91.
7 Müller Heiner, « Dix-neuf réponses de Heiner Müller », questions posées par Carl Weber, in Fautes d’impression Textes et entretiens, L’arche, 1991, p. 41.
8 Debord Guy, « La société du spectacle », folio, 1996, p. 23-24.
9 Derrida Jacques, Stiegler Bernard, Echographies de la télévision. Entretiens filmés, Paris, Galilée/I.N.A, 1996.
10 Sur le plan éthique, les valeurs humanistes ont été critiquées par Pierre-André Taguieff comme étant prométhéennes. Selon lui, il déresponsabilise l'homme et encourage des pratiques douteuses comme l'eugénisme.
11 Müller Heiner, « La littérature va plus vite que la théorie », in Erreurs choisies, Paris, L’Arche, 1991, p. 132.
12 Müller Heiner, «Entretiens avec Horst Laube », in Gesammelte irrtüme, interviews und gesprâche, Frankfurt/Main, Verlag der autoren, 1986, p. 54.
13 Müller Heiner et Kluge Alexander, Profession arpenteur. Entretiens nouvelle série (1993-1995), postface et notes de Jean-Pierre Morel, Éditions Théâtrales, 2000, p.20.
14 Müller Heiner, « Le cas Althuss
er m’intéresse - procès-verbal d’une conversation », in Fautes d’impression Textes et entretiens, L’arche, 1991, p. 22.
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