Les chiens errants

Publié le par lerepondeur



Je sais que certains diront que j’en ai gros la patate. Peut-être, ils ont raison : j’en ai gros la patate. Peut-être parce que l’espoir de changement était immense. Et le constat est forcément amer. Les phrases du moment : « Trop de théâtre tue le théâtre. Trop de livres tue le livre. Trop d’éditeurs tue les éditeurs. Trop de blogues tue les blogues… » Et malgré le gavage pornographico-télévisuel, on n’entend jamais dire trop de télévision tue la télévision. Si ça pouvait être vrai, si trop de cons pouvaient tuer les cons.
Cette réflexion « Trop de théâtre tue le théâtre », m’était directement adressée par une fonctionnaire de la Communauté Française de Belgique. Cette communauté - qui est en fait un ministère - est un immense serpent endormi habité par des fonctionnaires aux petites phrases du moment, aux égos surdimensionnés (quelques-uns se prennent pour des ministres), et qui se congratulent, se financent parfois, et protègent surtout le tout petit gâteau financier à partager entre ceux qui le méritent et aux amis de ceux qui ont autorité. Le serpent culturel est un « système ». Profondément politique. Un système qui gère une somme d’argent à la fois ridicule et immense. Ridicule en la comparant à d’autres pays, même d’autres régions européennes. Immense parce que cet argent d’une façon ou d’une autre ne finance qu’une certaine culture, la plus communicative, la plus obsolète voire inodore et incolore (en fait le serpent pourrait presque financer le divertissement). Immense parce qu’elle crée la double peine : celui qui ne reçoit pas d’argent est exclu de tous les réseaux qui sont eux-mêmes financés par ce même pouvoir. Il n’y a plus ou presque plus de réseaux ou d’espaces alternatifs ouverts. Le serpent se mange la queue et est heureux de son existence.
Lorsqu’il y a de la grogne, on saupoudre, on aide un chien errant à s’en sortir provisoirement avec quelques belles motivations morales. Ne ferait-on pas mieux d’arrêter ces ministères de compassion qui coûtent plus cher que l’aide elle-même ? Sans oublier que cet argent provoque des fractures relationnelles. Les programmes culturels s’avèrent nuisibles. L’approche de la culture du serpent et de ses occupants aliène les artistes. L’argent distribué est un esclavagisme séculaire. Serions-nous des artistes à la botte de Sa Majesté ?
C’est donc l’abolition des subsides que je réclame. D’abord les rapports humains s’en trouveront meilleurs, nous parlerons plus d’art que d’argent. Ensuite, la perversité des aides ont fait qu’il n’y a plus une seule salle de théâtre en location pour le premier quidam venu. Jeunes auteurs, metteurs en scène, acteurs... l’expérimentation n’est plus possible. Il faut assurer, proposer un produit fini et présentable, les subsides vous aident à cela. Pour l’édition, on préfère donner de l’argent aux éditeurs qui ont « pignon sur rue », ceux qui ont déjà réussi. L’argent de l’État n’est pas une aumône aux artistes mais un investissement pour l’image d’un pays ou d’une région. Mais alors pourquoi ne pas multiplier les sommes par cent ?
Abolition ou multiplication par cent ? Dans les deux cas, il faudra un courage politique. Qui relèvera ce défi ? En tous les cas, tout le monde sait que la capitale mondiale du théâtre est désormais Rio de Janeiro. Où l’expérimentation, la recherche, le renouveau théâtral s’y rencontrent au quotidien.
Avec quels moyens autre que l’art lui-même ?

Patrick Lowie, (éditeur, poète)

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article